dimanche, mai 07, 2006

le grand public en question




L'an dernier, dans le cadre d'une table ronde --qui réunissait plusieurs éditeurs, distributeurs, auteurs et intervenants en bande dessinée du Québec-- au festival "BD Montral", j'écoutais un scénariste qui travaillle pour Soleil (dont le nom m'échappe) nous dire qu'il fallait qu'on fasse un effort d'éducation auprès du grand public pour développer chez lui "l'amour du bel album cartonné couleur". Selon lui, nous n'avions pas suffisamment, au Québec, la culture du "beau livre"*, et c'est ce qui expliquait le relatif insuccès de la bande dessinée sur le territoire. Sur le coup, je n'ai pas vraiment réagi. Je me suis dit : "Qu'ils le fassent, leur combat, si ça peut leur faire plaisir, ça ne me concerne absolument pas." Ce qui m'agaçait en premier lieu, dans cette intervention, c'était la manifestation du malentendu folklorique qui confond le medium et son contenant standard : le 48CC ("album" 48 pages cartonné-couleur, tel que baptisé parJean-Christophe Menu). Cette appropriation des tenants de la bande dessinée commerciale du statut de "vraie bande dessinée" (versus les petits trucs marginaux qui essaient à côté) me fait habituellement sortir de mes gonds. Mais ce n'est pas le point sur lequel j'aurais dû réagir à cette intervention. Ce n'est que plus tard dans la journée que j'ai réalisé à quel point nous étions chanceux, au Québec, de ne pas avoir dans les jambes cet obstacle de taille, cet indéboulonable monolithe qu'est le 48CC en France et en Belgique.

Le format comics américain a connu un certain succès ici par le passé, et plus récemment, la manga s'est aisément fait une place. Mais à l'exception des très grands classiques que sont Tintin, Astérix et Lucky Luke (un tout autre genre de
produit, comme l'a souligné Jacques Samson), les séries populaires européennes n'ont jamais vraiment décollé (sauf quelques exceptions comme Kid Paddle, à la limite). Il est donc possible que les québécois aient du mal à payer cher pour du carton et de la couleur, hébin tant mieux ! Enfin, tant mieux pour nous.

Le Québec, terre vierge d'une lourde tradition de bande dessinée, serait-il donc un lieu idéal pour développer un lectorat pour une bande dessinée plus "fraîche" ? J'aimerais bien le croire. Je pense que les chiffres de ventes croissants des livres de MG ou de La pastèque démontrent bien que nous ne souffrons pas beaucoup du manque de popularité de la bande dessinée sur le territoire québécois. Même que je pense que ça joue en notre faveur. Le travail sur les mentalités se fait somme toute assez aisément. J'ai l'impression que les gens comprennent de plus en plus que la bande dessinée n'est qu'un langage, sans connotation esthétique oligatoire, qu'elle est multiple et qu'on peut y faire des chefs-d'oeuvres comme de la merde. De plus, nous sommes relativement épargnés par la problématique de surproduction effrénée qui étouffe le "marché" français.

Dans les dernières années, j'ai été appellé à être chroniqueur bande dessinée pour tel ou tel média. Au sujet de ces chroniques, on m'a quelques fois reproché d'être élitiste, de ne pas suffisamment penser au grand public. Ah bon. Cependant, on m'a encore plus souvent dit : "J'aime pas vraiment la bande dessinée, normalement, mais ce que tu fais, et ce que font Rabagliati, Satrapi, Delisle, etc., j'adore ça !" Donc, si j'avais commencé "facile" (à la "Largo Winch"), j'aurais fait fuir le bassin de lecteurs ouverts et curieux que je souhaite atteindre. Quand on regarde les ventes de Pierre Lapointe, les succès de C.R.A.Z.Y. et de Malajube, on se dit qu'une bonne partie des Québécoises et des Québécois sont peut-être écoeurés qu'on les prenne pour du grand public, le regard livide et la bouche ouverte (avec un petit filet de bave qui pend), prets à être gavés de Bruno Pelletier et des Boys.

Le problème, c'est que je pense sincèrement que Le jounal de mon père et Quartier lointain, de Taniguchi, ça parle à tout le monde qui a eu des parents et/ou une adolescence. Et qu'à l'inverse, "Largo Winch" ne s'adresse qu'à une toute petite frange de la population qui aime les histoire convenues, les personnages stéréotypées, les dialogues empruntés, le fric, les pitounes siliconées décoratives, les dessins faits avec un bâton dans le cul, les couleurs laides à faire brûler la rétine et les scènes d'explosion. C'est donc normal que j'aie du mal à prendre le grand public pour le con qu'il est peut-être. So sue me !


Pour qu'un projet éditorial survive, on a besoin de succès. Est-ce qu'on a vraiment besoin du grand public (niveau Star Academy) pour faire de nos livres des succès ? Non. La plupart de nos livres sont déjà considérés comme tel (oui, commercialement aussi), et ça va de mieux en mieux. Mais la question que je me pose vraiment, c'est : Est-ce que le meilleur moyen de rejoindre le grand public, c'est de commencer "facile" (avec XIII) et de devenir de plus en plus "pointu" (avec Delisle**) ? Ça m'apparaît rigoureusement absurde. Adolescent, je pensais que je n'aimais pas la bière. C'est surtout que j'essayais de boire de la Labatt bleue, de la Molson Dry et de la Laurentide. Quand j'ai goûté à la Portneuvoise, j'ai constaté que la bière, ça pouvait être délicieux. J'ai ensuite découvert la Guiness et surtout la Boréale rousse, partiellement responsable de mon physique rondelet. La bière "commerciale", de consommation de masse, grand public, a été un obstacle dans ma découverte de la bière.

Ça ne m'empêche pas de me réjouir des succès de la bande dessinée plus commerciale, bien sûr, je viens de faire une éloge de BRUNO BRAZIL sur ce blog, alors ne venez pas me traiter d'élitiste snob, bout d'ciarge de St-Chrême, je l'ai déjà entendue !

Très naturellemnt, je pense que nos livres sont sortis du
ghetto de la bande dessinée (dans la queue de la comète de ceux de Rabagliati, rendons à César ce qui appartient à César), qu'une grande part de notre lectorat n'avait pas lu de bande dessinée depuis des années, et c'est tout à notre avantage. Hitchcock disait, à propos du travail avec des acteurs inexpérimentés, qu'il y avait moins de mauvais plis à défaire avec ceux-ci. Je pense que c'est ce que nous avons la chance de vivre en ce moment. Les libraires et journalistes semblent avoir compris très tôt que nous ne faisons pas de la bande dessinée POINTUE, mais plutôt du livre, tout simplement, qui peut parler à toute personne ayant un minimum de curiosité culturelle. Je les en remercie.

J

* : le jour où je considèrerai que le 48CC à la Soleil comme un modèle de "beau livre", donnez-moi des pilules ou enfermez-moi avec une camisole de force.

** : le fait que Guy Delisle soit considéré comme un auteur "pointu" est parfaitement ridicule, mais croyez-moi, j'entends ça, des fois.